De l'or liquide dans la ville. Quand les pissotières écolos fleurissent à Chambéry.

Dans la série rien ne se perd, tout se transforme, je voudrais… l’urine ! Après Nantes, Paris, Amiens ou Rennes, la Ville de Chambéry vient d'installer trois exemplaires de vespasiennes végétalisées, une première dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.

le Samedi 21 nov 2020

Depuis quelques semaines, de drôles de boîtes métalliques ont fait leur apparition en centre-ville : l’uritrottoir, un urinoir écolo...

 

uritrottoir uritrottoir  

Uritrottoir : l'urinoir écolo arrive à Chambéry

L'intérêt principal de ce nouveau mobilier urbain mobile, simple d’installation et d’utilisation, est de réduire les incivilités visuelles et olfactives liées aux “pipis sauvages” des (petits) coins des villes. A ce stade, vous vous demandez sans doute pourquoi nous avons jugé utile de relever cette nouvelle, si ce n’est pour attiser votre curiosité… mais ce qui nous intéresse au Lycée Costa de Beauregard, c’est sa 2e qualité : sa dimension écologique !

Designé par la société nantaise Faltazi, ce surprenant dispositif est constitué d’un urinoir dans lequel on peut faire ses petits besoins, et d’une jardinière sur le dessus. Le génie de ses deux créateurs, Victor Massip et Laurent Lebot, tient du fait que l’urine atterrit directement sur de la paille ou des copeaux de bois (selon le même principe que les toilettes sèches), ce qui permet d’atténuer la nuisance olfactive et de réaliser un excellent compost. Les services techniques seront alertés à l’aide d’ultrasons, une fois un certain niveau de remplissage atteint, pour vider l’installation et utiliser ce compost… pour faire pousser les végétaux de la jardinière ! On comprend mieux comment son premier modèle : l’uritonnoir (à même la paille) a été élu parmi les dix meilleures toilettes publiques par le site Design Curial, en 2015 !

Serions-nous devenus fous ?

Il fut un temps où le système était bien plus circulaire en France…

 

uritonnoir uritonnoir  

 

Au XIXe siècle, les agriculteurs utilisaient directement les déjections des habitants pour produire. Quand le tout-à-l’égout est arrivé, on épandait les eaux usées dans les champs. Mais aujourd’hui, tout passe en station d’épuration et seule une petite partie des boues résiduelles retourne dans les cultures. Dès 2005, Joseph Jenkins, un jardinier biologique américain spécialiste du compostage de fumier humain, avait alerté sur ce terrible gaspillage : « Nous avons adopté une politique qui consiste à faire nos besoins dans de l’eau potable avant de l’acheminer par de la tuyauterie quelque part dans la nature. Nous voyons donc maintenant nos sources d’eau potable se tarir et devenir de plus en plus contaminées… En jetant nos eaux usées dans la mer, nous vidons essentiellement des céréales dans les océans. En enfouissant les boues des latrines, nous enterrons une source de nourriture. » (1)

 

L’urine est notre déchet quotidien le plus important en poids et en volume, il représente 2 litres/personne/jour et pollue 10 à 20 fois ce volume en eau potable. Rappelons aussi qu’une chasse d’eau c’est environ 10 litres d’eau potable qui partent en un ‘flush’… Les toilettes représentent 20% de la consommation d’eau dans une maison.

C’est pourquoi la démarche des deux inventeurs est révolutionnaire. En plus de la salubrité, la force de l’engin est de faire un tri à la source. « Plutôt que d’envoyer l’urine dans les égouts, où elle est mélangée à tout le reste et devient inutilisable, l’uritrottoir récupère directement une matière carbonée (la paille ou des copeaux de bois) et azotée (l’urine) qui se transforment très rapidement en compost, puis en engrais. » explique Victor Massip. •     

Le plus gros frein est psychologique selon Benjamin Clouet, un ancien ingénieur en génie civil de Veolia, fondateur d’Ecosec. Il s’agit de faire comprendre et accepter que le « fumain », pour reprendre les termes de Joseph Jenkins, est une ressource plutôt qu’un déchet.

Un liquide qui vaut de l’or !

L’urine libère très rapidement les minéraux (80 % de nos minéraux ingérés sont ainsi recyclés).

Composée à 95% d’eau, elle contient potassium (noté K), calcium, magnésium, fer, oligo-éléments, rejetés par notre corps quand il en est saturé, mais surtout deux nutriments dont les plantes ont besoin pour pousser : l’azote (N) et le phosphore (P), en quantité intéressante. L’azote et le phosphore, naturellement présents, peuvent fertiliser les sols, pour faire pousser les plantes des espaces verts de la ville. Une ressource dont la raréfaction risque de poser problème dans les décennies à venir… car azote et phosphore, sont complexes à trouver dans la nature. L’azote organique coûte 10 à 20 fois plus cher que l’azote minéral… Ici il est gratuit et permet d’éviter une pollution de l’eau potable. Quant au Phosphore, ses gisements sont limités sur terre. « À partir de 2030, nous aurons une crise majeure pour l’approvisionnement de l’agriculture en phosphate. Les principales mines de Chine, des États-Unis, et surtout du Maroc, seront épuisées. La ressource en phosphate contenue dans l’urine humaine ne pourra plus être négligée », explique Benjamin Clouet dans son interview à WeDemain. Assimilable et soluble dans l’eau, l’urine des êtres vivants est le gisement de phosphore le plus durable.

Alors pourquoi ne pas rendre aux sols ce qu’on leur a pris, pour qu’ils nous nourrissent à long terme ?

C’est ce qu’a étudié Fabien Esculier, chercheur à l’Ecole des Ponts ParisTech et porteur du programme OCAPI (Optimisation des cycles carbone, azote et phosphore en ville). Chaque individu ingère et rejette dans son urine, 6 kg de minéraux “récupérables” par an : soit 4 kg d’azote, principalement issus des protéines, 1,4 kg de potassium, 0,4 kg de calcium, 0,3 kg de phosphore et 0,15 kg de magnésium. Pour entrevoir les potentiels, il faut multiplier ces chiffres par les 7 milliards d’habitants de notre planète.

L’urine d’une personne peut fertiliser 400 m² et assurer une autonomie alimentaire à base de végétaux, notamment les légumes exigeants en azote (légumes feuilles) comme les épinards, les choux pommés, les choux fleurs, les laitues, le maïs, les poireaux, les blettes. On peut aussi l'utiliser avec d'autres légumes gourmands comme les courges, tomates ou aubergines pour optimiser les quantités et la qualité.

Question d’égalité…

Fait intéressant, le journaliste du Dauphiné Libéré, Hugo Richermoz a interrogé Claudine Bonilla, conseillère municipale déléguée au cadre de vie, à l’environnement et à la biodiversité, à l’origine du projet sur le bon usage des uritrottoirs pour les femmes pressées… elle signale que les femmes équipées de “pisse-debout” peuvent s’en servir, tout en rappelant que ce sont surtout les hommes qui sont à l’origine de ces nuisances. Heureusement, Victor Massip, le créateur, assure être en train de travailler sur les plans d’une version féminine de ces pissotières jardinières, en cabine.

 

Maintenant que vous savez tout, il ne reste plus qu’à tester le dispositif !

Le premier de ces uritrottoirs été placé à la sortie de la discothèque Le RDC, au Carré Curial. Les deux autres installés en octobre, se trouvent du côté des passages Jean-Planche et Métropole. Et en attendant de sauter le pas, pour économiser les chasses d’eau, faites au moins pipi sous la douche !

 

 

Bibliographie utile:

(1) Le Petit Livre du fumain, par Joseph Jenkins, éd. Écosociété, mars 2017

(2) L’urine, de l’or liquide au jardin – Guide pratique pour produire ses fruits et légumes en utilisant les urines et composts locaux. Renaud De Looze, réédition 2018, Terran, créateur en 1995 de la Palmeraie des Alpes, une pépinière spécialisée en plantes méditerranéennes rustiques.