Si l'origine des deux hommes les opposent, leur pédagogie les rapproche singulièrement. Tous deux s'y révèlent disciples du grand saint François de Sales, dont nous fêtons, en 2022, le quatrième centenaire de la mort. Rien de très étonnant quand on se rappelle que Savoie et Piémont étaient réunis, pendant longtemps, dans un même royaume.
En 2015, le professeur Guy Avanzini (membre du Comité Camille) a présidé, à Lyon, un colloque universitaire international sur le thème des "Intuitions pédagogiques de Don Bosco", à l'occasion du deuxième centenaire de la naissance de ce prêtre italien. De nombreux professeurs d'universités y sont intervenus pour apporter chacun un éclairage particulier. On y découvre une très nette influence de saint François de Sales qui, pourtant, n'a jamais écrit de traité sur l'éducation. Outre l'impact direct de l'étude des écrits du grand saint savoyard, les intervenants ont cité de nombreux auteurs du XIXème siècle, dont Don Bosco aurait, peu ou prou, eu connaissance.
Contemporain de Jean Bosco, Camille Costa l'a rencontré à Turin en 1879 et a certainement été influencé par la méthode pédagogique du saint turinois. Mais, comme lui, peut-être a-t-il eu vent des écrits de certains auteurs français de l'époque. Chez tous, l'amour des jeunes apparaît comme primordial ou au moins très important.
Citons-en quelques-uns :
Joseph Marie de Gérando (1772-1842), qui contribua à la fondation de la première école établie en France pour former les instituteurs, écrit dans son "Cours normal des instituteurs primaires" : "Par la fermeté, vous contenez les enfants; par la bonté,
vous gagnez leur coeur... la bonté ouvre l'accès des coeurs".
Et, quand il parle de l'éducation morale, il écrit: "Ne négligeons rien pour gagner la confiance des enfants; c'est la confiance qui ouvre le coeur; la confiance dispose à l'affection". Il ne semble pas que de Gérando ait cité saint François de Sales. Ce qui pourrait le rattacher indirectement à la source salésienne, c'est son grand thème de la charité, ainsi que son admiration pour saint Vincent de Paul, disciple et ami de l'évêque de Genève.
Henri Lacordaire (1802-1861) consacre les dernières années de sa vie à l'éducation de la jeunesse au collège de Sorèze, dans le Tarn. Dans un discours prononcé à l'occasion de la distribution des prix aux élèves de son collège, il parle d'abord de l'importance de la religion dans la formation, puis il cite, comme colonne principale de l'éducation, l'amour des élèves: "Le mouvement que nous éprouvons pour nos élèves, je ne peux le définir que par un mot: "Nous les aimons". Ancien aumônier de la Visitation, Lacordaire s'était sans doute nourri des écrits de saint François de Sales.
Félix Dupanloup (1802-1878) était né en Savoie comme François de Sales, mais fut élevé par sa mère à Paris. C'est là qu'il devint prêtre. Il enseigna d'abord le catéchisme à saint Sulpice et fut nommé, par la suite, supérieur au petit séminaire diocésain où il se fit connaître comme excellent éducateur. Son ouvrage intitulé "De l'éducation" était présent, en traduction italienne, dans la bibliothèque du Valdocco (maison de Don Bosco) à Turin. On sait que Don Bosco rencontra plusieurs fois son auteur. On peut lire dans cet ouvrage: "Tout moyen est bon quand le coeur et le dévouement l'inspirent. Un des plus doux, et peut-être des plus efficaces, je l'ai moi-même expérimenté, c'est d'aller droit au coeur de l'enfant". Dans sa pratique, il tâche d'inspirer la confiance : "Si on ne l'inspire pas aux enfants, on n'avancera en rien avec eux". Dans ses écrits, il cite beaucoup Fénelon et Bossuet, mais il recommande tout particulièrement les écrits des saints, à commencer par ceux
de saint François de Sales. Dans un de ses paragraphes, on peut lire : "Je ne sais où je l'ai lu, c'est dans saint François de Sales je crois, qu'il ne faut rien faire de force et qu'il vaut mieux attendre un peu pour ouvrir la porte avec la clef, que de rompre la serrure par impatience".
Il cite l'évêque de Genève comme modèle pour parler aux enfants :"Il faut parler coeur à coeur, esprit à esprit, comme les bons pères aux enfants". Il recommande aux éducateurs "d'être toujours avec les enfants" et il s'exclame avec emphase : "O vous tous qui vous dévouez à l'oeuvre sacrée de l'éducation, aimez, aimez les enfants...
Soyez pères; ce n'est pas assez, soyez mères... Être toujours avec eux, on fait cela quand on aime".
Antoine Monfat (1820-1898) fut directeur du collège saint Vincent de Senlis. Il publia, en 1875, "Les vrais principes de l'éducation chrétienne" (On sait que Don Bosco fut marqué, à la fin de sa vie, par sa pédagogie). Il prône une "crainte révérencielle et affectueuse" de l'éducateur qui "doit se faire aimer, ou plutôt se conduire de manière à être digne de l'être". Il cite François de Sales : "Quand il importe de contredire quelqu'un et d'opposer son opinion à celle d'autrui (c'est le cas de l'élève qu'on doit réprimander), il faut user de grande douceur et dextérité, sans vouloir violenter son esprit; car, aussi bien, ne gagne-t-on rien en prenant les choses âprement".
Si, comme l'ont estimé les éminents professeurs intervenants lors du colloque de Lyon, tous ces auteurs du XIXème siècle ont eu une influence sur le prêtre de Turin, on peut penser que leurs courants de pensée ont pu également marquer le "père des orphelins" du Bocage. La douceur et l'affection, en particulier, prônées par eux à la suite de saint François de Sales se retrouvent exprimées par Camille en des phrases sublimes :
"On m'a souvent demandé quelle méthode nous employons pour former ainsi nos enfants. Quelqu'un même me disait un jour : Quel est donc votre truc pour élever si bien vos jeunes gens ? - Notre secret est bien simple, ai-je répondu, pas compliqué du tout, nous les aimons beaucoup, voilà tout, et ces bons enfants le comprennent, et c'est sans doute cette affection qui nous fait trouver les meilleurs moyens d'arriver à leur coeur, à leur raison, pour bien les former"... Moi aussi, quand je vous dis "mes enfants", je mets bien dans ce mot tout ce qu'il peut renfermer de tendresse paternelle et
d'infini dévouement"... Pour les apprentis, en général, "l'indulgence et la bonté réussissent mieux auprès d'eux. Tel, qui n'obéira jamais à un ordre donné durement, deviendra souple et empressé si l'on sait s'adresser à sa raison et à son coeur".
La différence, a-t-on souligné en conclusion du colloque cité, c'est que les éducateurs étudiés plus haut ont souvent théorisé sur l'éducation des enfants, alors que Don Bosco et Camille Costa ont appliqué leur pédagogie aux enfants certes, mais surtout au adolescents, que le Fondateur appelait ses "mystères douloureux", en raison des difficultés propres à cet âge. Les intuitions pédagogiques de Camille, fruit d'un amour immense pour ses jeunes, sont donc d'une grande originalité et d'une grande richesse, comme celles du saint turinois. Ce n'est pas sans raisons que les salésiens ont été choisis par Ernest Costa, en 1954, pour assurer la pérennité de l'oeuvre du Bocage.
P. Paul Ripaud
Extrait d'Eglise en Savoie - mars 2022.